Dix années se sont écoulées depuis que Thorn et moi avons quitté les terres de l'Alagaësia, découvrant par la même occasion qu'il existe d'autres terres et d'autres peuples par delà les montages du nord. Des elfes, des hommes et des nains, tout comme les nôtres, ainsi qu'une race sombre parente des Urgals, semblant cependant moins encline à la paix qu'eux. Les orcs. Thorn a su rattraper son enfance volée par les maléfices de Galbatorix en pariant avec lui-même sur la combustion de ces créatures. Ce qui nous amène à la raison de notre retour au pays. Grâce à Eragon et Arya, Saphira et Firnen, et les Eldunaris, les Dragons doivent avoir commencé à éclore aux quatre coins du pays, et je sens le cœur de Thorn s'assombrir à chaque fois qu'il dépasse notre petite vie tranquille loin de tout ça pour penser à ceux de sa race plus si en voie d'extinction. S'il ne me l'a pas demandé à voix haute, ce retour, il l'appelait suffisamment de ses vœux pour que je n'y reste pas sourd.

Le trajet retour me semble trop rapide. Évidemment qu'un Dragon survolant les monts et les plaines sans difficulté avance plus vite qu'un cheval. Mais les noires plaines de cette terre appelée Mordor laissent bientôt la place au vert puis à la chaine de montagnes nous séparant de notre terre natale. En dix années, j'imagine que certaines choses n'ont guère changées, comme le Du Weldenwarden et ses elfes centenaires, comme d'autres, honnies du peuples, ont du être refaites du tout au tout. Là, je pense à Uru'baen, la capitale symbole de l'emprise du dernier des Parjures, et mon esprit s'égarerait jusqu'à songer à Nasuada si quelque chose ne me frappait pas soudain de plein fouet. Je sonde aussitôt Thorn, pensant qu'il puisse lui être arrivé quelque chose, avant que son rire grave ne retentisse et que sa voix résonne dans ma tête.

"Il semblerait que nous ayons un comité de bienvenue. Ne fais pas cette tête petit homme, ça, c'est le signe qu'un nouveau Dragonnier est né."

Son rire résonne de nouveau au milieu des nuages alors qu'il descend brusquement, laissant l'horizon blanc laiteux faire apparaitre les plaines de l'Alagaesia.

"Je comprend mieux comment Galbatorix a pu savoir pour Saphira. Pourquoi changes-tu de direction? Ne va-t-on plus à Carvahall?"

Parce que oui, avant de m'aventurer à la capitale, dans un royaume où l'on se souvient de moi comme l'héritier de mon père et la main droite du roi, je compte tester la réaction de ma propre famille - ou ceux qui se disent l'être au moment où je fiche le camp - à mon retour. Roran avait émis le souhait de rentrer à Carvahall, à l'époque. J'imagine pouvoir le trouver là-bas.

"J'entends ses pensées. Et aucun autre. Il est proche, et nous sommes les premiers à le repérer, il semblerait."
"Et c'est à Eragon de s'en occuper. Pas à nous."
"N'est-ce pas ce pour quoi nous sommes revenus? Entre autres?"

Un conseil. N'essayez jamais d'avoir le dernier mot avec un Dragon. Surtout quand il vous connait aussi bien que celui avec qui vous êtes lié. Je ne répond rien, ressentant son contentement à l'idée d'avoir gagné la bataille alors qu'il continue à descendre dans le ciel, à présent parfaitement visible d'en bas. Parfaitement reconnaissable. J'ignore si d'autres Dragons rouges ont éclos depuis, mais aucun n'est aussi imposant que lui, c'est certain.
Son atterrissage se fait en souplesse, à l'habitude, malgré les plusieurs tonnes qu'il pèse - une remarque qui lui fait tourner le regard vers sa croupe, comme s'il vérifiait ne pas avoir pris dix grammes de plus que nécessaire - et je détache les sangles qui me retiennent à ma selle en vol avant de me laisser glisser au sol. L'idée à présent? Je laisse à Thorn le soin d'attirer l'attention du Dragonneau, si jamais la présence d'une montagne d'écailles rouge sang n'a pas suffit à alerter tout le village. Je me vois mal aller frapper à la porte pour expliquer au futur Dragonnier l'importance de son rôle... comme dit, c'est pas mon rôle.

Je n'attends pas longtemps qu'une jeune femme se présente face à nous, un dragonneau aussi rouge que Thorn sur l'épaule. J'espère sincèrement pour elle qu'il ne va pas prendre l'habitude d'être porté, quand on voit la prise de poids rapide de ces créatures. Une pensée qui est aussitôt suivie d'un rire rauque dans mon esprit, comme Thorn doit s'imaginer la scène.
Je descends du coude du Dragon, où je m'étais installé en attendant, lorsqu'elle arrive vers nous, commençant à poser trop de questions pour être suivie. Je retiens les principales.

"Je suis Dragonnier oui. Appelle-moi Murtagh. Et voici Thorn."

Les ronronnements du concerné parviendraient presque à faire trembler la terre sous nos pieds alors qu'il étend son cou pour flairer le Dragonneau, toujours solidement accroché à sa cavalière. Pour ma part, je guette sa réaction, m'attendant à la voir partir en courant ou s'armer d'une fourche à présent que nos identités sont révélées. J'aurai pu mentir. A quel but?  Sans doute ne suis-je pas totalement prêt à revenir au pays, mais je suis capable de comprendre que cela ne se fera pas sans être confronté à mon passé.

"Nous ne sommes pas de Vroengard, non. Nous sommes partis il y a des années de cela. Mais je peux vous y conduire. Après un crochet par la capitale. Je dois m'entretenir avec la Reine avant de rejoindre Vroengard."

Quand à l'aider avec son dragon? Le temps de l'emmener jusqu'à Eragon, ça doit pouvoir se faire. Même si Thorn et moi sommes certainement loin d'être les professeurs idéaux, étant donné que nous avons nous-même manqué d'un professeur décent. Enfin, à l'âge du Dragon, il s'agit de fortifier le lien entre eux deux... et peut-être de lui apprendre à voler. Ça c'est l'affaire de Thorn, et j'ai déjà, malheureusement, une petite idée de la méthode employée.

"On vous aidera, jusqu'à vous confier à meilleurs professeurs. Tu es trop faible pour utiliser la magie, et lui trop jeune pour cracher du feu. Je délègue ces parties là à d'autres. En attendant, tu as deux trois trucs à apprendre sans lui, et lui, il a besoin de grandir. Tu lui a trouvé un nom?"

La jeune femme semble réfléchir durant l'instant qui succède à la révélation de nos identités. Thorn lui même reste perplexe, alors qu'il parait évident qu'elle cherche de quelle façon ces noms lui parlent. Je change de sujet en évoquant le dragonneau et ce qu'ils auront à apprendre dans les années à venir, espérant détourner son esprit de ses recherches. Elle saura bien assez tôt qui je suis.

"Ça viendra. On a chacun notre inspiration. Eragon a choisi parmi une liste longue comme le bras de Dragons de jadis. J'ai fait plus simple encore. Thorn signifie Epine. Et je comptais bien qu'il en soit une dans le pied de notre ennemi. Tu trouveras. Il t'aidera."

Elle me semble maligne. L’œuf a semble-t-il bien choisi son gardien. Une pensée qui en amène une autre à mon esprit. Celle que si Galbatorix n'avait pas forcé Thorn à éclore pour moi, il ne serait pas là aujourd'hui.

*Nous nous serions trouvés un jour ou l'autre, petit homme. Galbatorix n'a fait qu'avancer notre rencontre."

Son ronronnement me fait du bien. Lui et moi sommes liés à un point que je n'aurai su imaginer lorsque je l'ai vu pour la première fois. A l'époque, il me donnait plutôt l'impression d'un rat ailé aux écailles rouge pivoine. Une vision qui provoque un rire de dragon directement dans mon esprit. Sensation assez violente s'il en est. Bien sur que j'en savais plus que beaucoup de gens sur les Dragons, à l'époque - avoir un père et un mentor Dragonniers, ça aide -, mais pour rien au monde je n'aurai supporté l'idée de suivre leur exemple.

"Nous n'étions pas bien loin. Et, en vérité, ce n'est pas sa naissance que nous avons senti..." Je retire le gant de ma main gauche, dévoilant à sa vue la Gedwëy ignasia, la marque du Dragon, qui est gravée dans ma chair depuis plus de dix ans maintenant. "C'est votre naissance, qu'on a senti. Je n'aurai su détourner Thorn de sa curiosité à partir de ce moment là."

L'esprit du jeune dragon me reste indéfectiblement fermé. Je n'oserai pas forcer, cependant. Loin de moi l'idée de me faire un ennemi de ce petit, qui ne restera pas petit bien longtemps. Bien qu'aidé par l'âge, Thorn sera toujours plus grand que lui, quoiqu'il se passe. Je peux cependant sentir le dialogues d'émotions et d'images qui passe entre les deux écailleux. Thorn a manqué d'un enseignant digne de ce nom, Shruikan n'ayant été bon qu'à lui faire tâter de ses crocs quand il s'approchait trop près de sa mauvaise humeur, mais il semblerait que l'instinct sache faire ce qu'il ignore lui-même.

"Ne vous a-t-on jamais appris que trop de questions tuent le sens même du mot "question"? Je vous répondrais juste que chacun d'entre nous a juré fidélité et obédience à sa majesté, et en cela, elle aurait du être la première au courant de notre retour au pays... La seconde à présent, il semblerait."

Avouer à une parfaite inconnue, même une future membre de cette organisation que Eragon comptait remonter à mon départ, que le serment de loyauté que j'ai fait à Nasuada n'est pas le seul serment qui me lie à elle? Hors de question. Je ne bafouerais pas son honneur, et ce même si mon cœur est sien pour toujours et à jamais. Un serment lourd de sens quand on sait que les Dragonniers jouissent de l'éternité... du moins tant que vivent leurs Dragons.

"C'est tout à fait ça oui. Bientôt, il vous parlera à vous aussi. Rien qu'à vous, en vérité. Les interventions de Thorn dans l'esprit d'un autre que moi sont rares, et toujours bien ciblées."

Les Dragons possèdent cette arrogance, qui fait qu'à leur yeux, entendre leur voix raisonner dans notre esprit, ça se mérite. Je sais de source sure que Thorn a déjà communiqué avec Eragon, au moins une fois, ainsi qu'avec Nasuada, et Tauriel. Il a ses secrets, bien sur, mais à ma connaissance, la liste s'arrête là.

"Aucune offense. Sa majesté comprendra que j'ai croisé d'autres personnes en chemin. Surtout au vu de votre importance." Si sa demeure ne paye pas de mine? Ce n'est pas de ce genre d'importance que je parle. "J'ignore combien de Dragonniers Eragon est parvenu à rassembler depuis notre départ de ces terres. Mais je sais que chacun de vous est précieux pour ce pays."

Vous? Mon cas est un peu particulier, et nécessitera certainement plus d'une rencontre avec les grands de ce monde, dans le cas où nous reviendrions ici pour de bon. *Ce que nous avons fait, n'est-ce pas?* *La question reste en suspens. Tu le sais.*

"Et bien Loomar, nous commencerons par vous aider à ouvrir votre esprit l'un envers l'autre. Ce devrait être rapide. Il ne communiquera pas par mots, comme le fait Thorn, mais par images, émotions. Vous vous habituerez vite à l'avoir dans la tête. Je vous apprendrais à empêcher quiconque de pénétrer votre esprit, également. Cela nécessite un entrainement rigoureux, mais nécessaire. D'ici là, nous devrions avoir atteint la capitale, et Thorn lui aura appris à voler."

J'ignore s'il sera assez fort pour porter un cavalier, d'ici là. Mais, comme avec un cheval, la plus grande partie du lien entre Dragon et Dragonnier se fait à terre. L'erreur serait de prendre ces énormes écailleux pour de simples montures.

"Avec plaisir."

Non pas que j'ai réellement besoin d'une pause, il y a longtemps que ma magie me donne l'endurance nécessaire à un tel trajet, mais je ne compte pas lui paraitre impoli. Et, il faut l'admettre, après dix années passées à l'écart de la plupart des civilisations, j'apprécie de trouver quelqu'un avec qui parler qui ne soit ni mon Dragon ni mon épée. Une remarque qui fait rire Thorn de nouveau. *Nous attendons encore que cette lame te réponde, petit homme."
Le Dragon fait quelques pas en vue de s'installer plus confortablement sur le sol de la ferme, manquant de peu déraciner un pommier en se couchant sur le flanc, dans une position qui lui donne une vue parfaite sur la fenêtre de l'habitation. Toujours un œil sur moi. Je glisse une main sur ses écailles, que j'ai appris à caresser dans le bon sens pour en éviter le tranchant, avant de suivre la jeune femme à l'intérieur.

"A-t-il mangé? Votre Dragon."